« Ecrire » de Roland Barthes

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Comme je n’ai moi-même pas le temps d’écrire en ce moment (hors cadre universitaire), je me permets de glisser ici un très beau texte de Roland Barthes… Histoire de (me ?) rappeler que l’écriture n’est pas qu’un support intellectuel, mais un véritable art qui est un profond reflet de nous-mêmes.

Ecrire lettres mots page styloJe me suis souvent demandé pourquoi j’aimais écrire (manuellement, s’entend), au point que dans bien des occasions l’effort souvent ingrat du travail intellectuel est racheté à mes yeux par le plaisir d’avoir devant moi (telle la table du bricoleur) une belle feuille de papier et une bonne plume : tout en réfléchissant à ce que je dois écrire (c’est ce qui se passe en ce moment même), je sens ma main agir, tourner, lier, plonger, se lever et bien souvent, par le jeu des corrections, raturer ou faire éclater la ligne, agrandir l’espace jusqu’à la marge, construisant ainsi, à partir de traits menus et apparemment fonctionnels (les lettres) un espace qui tout simplement est celui de l’art : je suis artiste, non en ce que je figure un objet, mais plus fondamentalement parce que dans l’écriture, mon corps jouit de tracer, d’inciser rythmiquement une surface vierge (le vierge étant l’infiniment possible).

Ce plaisir doit être très ancien: on a retrouvé, sur les parois de certaines cavernes préhistoriques, des suites d’incisions régulièrement espacés : était-ce déjà de l’écriture ? Nullement. Ces traits, sans doute, ne voulaient rien dire ; mais leur rythme même dénotait une activité consciente, probablement magique, ou plus largement : symbolique : la trace, dominée, organisée, sublimée (peu importe) d’une pulsion. Le désir humain d’inciser (par le poinçon, le calame, le stylet, la plume) ou de caresser (par le pinceau, le feutre) a traversé sans doute bien des avatars qui ont occulté l’origine proprement corporelle de l’écriture; mais il suffit que de temps en temps un peintre (tel aujourd’hui Masson ou Twombly) incorpore des formes graphiques à son œuvre pour que nous soyons ramenés à cette évidence : écrire n’est pas seulement une activité technique, c’est aussi une pratique corporelle de jouissance.

Si je mets ce motif à la première place, c’est précisément parce qu’il est ordinairement censuré. Cela ne veut pas dire que l’invention et le développement de l’écriture n’aient pas été déterminés par le mouvement de l’Histoire la plus impérieuse : l’Histoire sociale et économique. On sait bien que dans l’aire méditerranéenne (par opposition à l’aire asiatique), l’écriture est née de contraintes commerciales : le développement de l’agriculture, la nécessité de constituer des réserves de grains, ont obligé les hommes à inventer un moyen de mémoriser les objets nécessaires à toute communauté qui tente de maitriser le temps de la conservation et l’espace de la distribution. Ainsi est née, du moins chez nous, l’écriture.

Cette technique constituait donc l’ébauche archaïque de ce que nous appellerions aujourd’hui la planification ; elle est dès lors et tout naturellement devenue un instrument décisif de pouvoir, ou, si l’on préfère, un privilège (au sens social du terme);les techniciens de l’écriture, notaires, scribes, prêtres, ont formé ne caste (sinon une classe) dévouée au Prince (et il y veillait).L’écriture a été pendant longtemps un moyen de secret : posséder l’écriture désignait un lieu de séparation, de domination et de transmission contrôlée : bref la voie d’une initiation : l’écriture a été historiquement liée à la division des classes, à leurs luttes, et (dans notre pays) aux conquêtes de la démocratie.

Aujourd’hui, dans nos pays du moins, tout le monde écrit. L’écriture n’a-t-elle donc plus d’histoire ? N’avons plus rien à en dire? Nullement. L’un des intérêts du livre de R. Druet est précisément de mettre l’accent sur la mutation encore très énigmatique qui saisit l’écriture, dès lors qu’elle se mécanise. Il est trop tôt pour dire ce que l’homme moderne de lui-même dans cette nouvelle écriture, d’où la main est absente : la main peut-être, mais l’œil surement pas. Le corps reste lié à l’écriture par la vision qu’il en a : il y a une esthétique typographique. Tout livre est donc utile, qui nous apprend à distancer la simple lecture et nous donne l’idée de voir dans la lettre, à l’égal des anciens calligraphes, la projection énigmatique de notre propre corps.

ROLAND BARTHES

 

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